Le moteur démarre. Nous quittons la gare routière pour l'aéroport de Madrid. Tandis que le diesel ronronne, l'horizon de la Castille défile au travers de fenêtre du bus. Rien n'accroche le regard. Nous glissons sur un long ruban de soie sans bruit ni conscience. Le processus de déconnexion s'enclenche et, peu à peu, nous devenons vacanciers. Nous laissons derrière nos soucis. Dans la plaine est vaste comme un désert, la mémoire s'oublie et mes pensées chancellent. Le temps fuit sans point d'attache. Je ne suis ni chez moi, ni chez mes beaux-parent, ni nulle part ailleurs. Je suis, comme on dit, "en transit". Ma position concentre tous les intermédiaires. En partance, je suis dans les limbes du monde, et cet état réveille en moi tous les germes des vies que j'aurais pu avoir mais que je n'ai pas réalisées. Où serai-je dans cinq ans ? Qui peux le dire ? Cristina à côté de moi, repose sa tête sur mon épaule et dort. Cela fait cinq années que nous sommes ensemble... C'est étrange comme ces petits moments mis les uns à la suite des autres ont finis par faire une vie. Mais laissons ! Tous les périples commencent par une brève amnésie. Tout à l'heure à Madrid, nous décollerons pour Dakar.
Devant le panneau d'affichage de l'aéroport, Dakar n'est qu'une destination comme les autres. Peut-être ai-je trop d'imagination, où peut-être que je projette sur ailleurs la compensation d'un monde beaucoup trop rationnel, mais j'aime croire qu'il existe encore des endroits où l'optimum ne fixe pas la règle.
Pourquoi alors toutes ces idées romantiques à propos de l'Afrique ? Je n'ai jamais mis le pied en Afrique, mais j'ai déjà l'intuition de ce continent. Tandis que j'appuie ma joue contre la vitre, le rugissement du gazoil m'entraine dans un rêve. Lorsqu'il s'agit d'Afrique, mon imagination se débride. J'anticipe les savanes et les brousses, les parfums corsés de la terre noire et je me laisse aller à l'innocence primitive. L'Afrique est le jardin d'Eden où Dieu s'est penché en premier. Il est inscrit dans nos gênes que nous venons de là bas... Comment expliquer autrement que les enfants soient si fascinés par les éléphants, les girafes et les lions ? Et puis Qui n'a pas un jour été ému par l'étendue de la création, lorsqu'un dimanche d'ennui, il ne se trouvait rien à voir d'autre à la télévision qu'un reportage sur la vie des grands fauves ? Oui, on croirait que ces créatures sont évadées d'un rêve. Pourtant, ces inventions saugrenues existent ! Tout peut pousser en Afrique ! Les clichés tirés des émission d'Arte se bousculent. Il y a l'arbre à palabre où le griot conte ses histoires, il y a ces villages perdus dans la brousse où les femmes pilent le mil, il y a ces cités anarchiques qui bruissent dans le désordre et la joie. Là-bas des existences vont et crèvent depuis la nuit des temps. Comme les vagues de l'océan, l'Afrique est dans notre inconscient un morceau de pureté. Alors, j'attends le choc, l'étincelle qui dérangera une vie trop matérialiste. Enfin, pour résumer je me suis préparé à trouver un grand chaos régénérateur.
Mais revenons à nos moutons, car il semble que la fièvre m'emporte. Un voyage, dis-je, s'il comporte une part de rêve, ne s'en satisfait pas. Loin de là... car un voyage c'est aussi la confrontation avec une réalité radicalement différente. De fait, il est difficile de s'imaginer l'effet que que produit un pays en voie de développement, c'est comme de tomber lilliputien dans une fourmilière. Aucun récit ni album photo ne sauront jamais révéler la saveur pleine et entière de la première secousse du Sénégal car elle appartient fait partie de ces détails que l'on se hâte de gommer au montage.
A peine sommes nous sortis de l'aéroport de Dakar que nous sommes immédiatement interceptés par une dizaine d'individus. Ils insistent pour que nous montions dans leurs taxis. Nous avons la désagréable impression d'être de la viande lâchée en pâture à des affamés. Nous protestons poliment avec un tact tout blanc, mais il ne se découragent pas. Il semble que rien ne soit aussi profitable qu'un blanc fraichement descendu des nuages. De tous côtés, on nous interpelle :
- Mon ami, tu a besoin d'un taxi ?
- Attends, je te prends tes bagages Un type enlève mon sac-à-dos de mes épaules et le mets dans le coffre de sa voiture.
- Monte dans mon taxi : pas cher.
Par chance, la personne qui nous reçoit est un local et il se met en travers de importuns en leur expliquant dans leur langue quelques verdeurs bien choisies. Nous nous installons à l'arrière d'une Kangoo. Elle nous mène à une école de prêtres où passerons quelques nuits.
Bus dans une station service |
Le lendemain, j'insiste pour faire un peu de tourisme "classique". A quelques kilomètres des côtes de Dakar, l'île de Gorée a servi de base au trafic d'esclaves pendant près de deux siècles. Pour nombre de noirs, ce bout de rocher fût le dernier morceau de terre Africaine que connurent leur pied. Des bateaux venus de loin les emportaient ensuite dans une nouvelle vie beaucoup plus triste, vers l'Amérique et les Antilles. Cristina n'a pas très envie de faire cette visite car elle a déjà vu l'île de Gorée, mais elle cède à mes instances. Un bateau partant de la pointe de Dakar assure la liaison avec l'île. Nous y accédons en passant par le quartier commerçant de Sandaga. Nous ne le savons pas encore, mais c'est une grave erreur. Sur la voie principale, la circulation est difficile, les tapis des marchands debordent sur la chaussée. La foule piétine devant les innombrables échoppes. A peine avons nous posé un pied dans la rue que quatre types nous accostent et nous souhaitent la bienvenue avec un boniment bien rôdé : "Bienvenu mon frère, tu sais nous sommes tous de la même couleur". Ils nous offrent de visiter leur boutique et leurs ateliers et jurent devant tous les dieux que ce n'est que "Pour le plaisir des yeux". Ils nous attestent que toutes les marchandises exposées devant nos yeux viennent d'un artisanat local. Les masques ont été confectionnés par "le frère", les statuettes par "le cousin" ou "le père". Nous entendrons mille fois le même laïus commercial. Ils tentent de faire vibrer en nous la corde de l'authenticité. Apparemment, l'argument est à la mode chez les vendeurs de souvenirs. Par excès de candeur, nous nous sentons obligés de céder aux pressions de nos "amis" (au moins un fois). Le plus insistant des quémandeurs nous suit partout et ne ménage pas son zèle. Il se propose de nous guider dans la capitale, gratuitement. "Attention, à Dakar, il faut se méfier, il y a plein d'escrocs". Dans la banque, il attend patiemment que nous changions nos devises. Notre guide tel un roquet stupide, nous tentons de lui faire comprendre qu'il n'est pas désiré, mais il fait semblant de ne pas relever. Pour lui, le temps n'a pas d'importance. "Comment tu t'appelles ?" "Je m'appelle Charrif. Enchanté" Il insiste pour nous conduire chez son ami vendeur de textiles Africains : "C'est juste pour te donner la carte du magasin". Pendant que je m'escrime à faire comprendre à nos hôtes que je ne suis pas intéressé par leurs produits, Cristina, vaincue, examine les tissus et écoute patiemment le bagout commercial d'un type qui prétend connaitre Rome.
- Cette robe est authentique, elle a été fabriquée ici, au Sénégal. Elle a été trempée dans l'essence de Baobab pour repousser les moustiques. C'est de la qualité. touche ! et ce n'est pas cher ! Pour les américains, je pratique le tarif plein pot : 60000 francs, mais pour vous, parce que vous êtes des amis, je vous le laisse à 40000.
Notre guide "obligatoire" rumine parce que nous lui avons donné un pourboire en nature |
Marchande dans les rues de Gorée |
Une âpre négociation commence. Cristina, la calculette en main, effectue inlassablement les conversions francs CFA vers euros et vice versa. Elle se perd dans les calculs, mais elle parvient à maintenir la pression sur les vendeur. Elle tient à acheter les choses à leur juste prix. Finalement, elle achète une robe très colorée à la mode africaine pour un prix à peu près équivalent à celui que nous aurions payé aux puces de Saint-Ouen. Nous nous rendons compte qu'il est difficile de faire de vraies bonnes affaires au Sénégal tout est tellement relatif. Peu après l'achat Cristina remarque une petite étiquette sur la robe qu'elle vient de s'acheter. Il est inscrit "made in Taiwan"... (Oui mon frère, les baobabs poussent aussi en Asie). Arg ! Nous avons été eus ! Il est évident que nos peaux trop blanches ne nous permettront pas d'être traités comme tout le monde. J'ai l'impression qu'on nous prend pour des pompes à fric. Le racisme est clair. Blancs, nous sommes en minorité devant une multitude. A peine nous sommes nous débarrassés d'un bonimenteur, qu'un autre nous accapare immédiatement : "Mon ami, veux tu m'acheter un collier ? ". A notre vue, des essaims de brocanteurs se détachent pour proposer toute sorte de produits (rarement utiles). Comme une moule à marée basse, je ferme ma coquille. Je traverse la foule sans rien entendre, sans rien voir. Sans arrêts, il est question d'argent : "pas cher ! pas cher !"et je m'épuise.
Boutique de Gorée |
Vue sur la mer depuis la maison des esclaves de Gorée |
Nous atteignons enfin le port, et nous sommes tranquilles quelques instants avant d'embarquer. Un tourniquet interdit l'accès au gens qui ne sont pas munis de tickets. Dès que nous montons dans le bateau, nous sommes à nouveau harcelés par des marchands :"Comment tu t'appelles" "Il faudra que tu viennes visiter ma boutique". "Regarde ce joli collier" etc. etc. Nous ne trouvons la paix nulle part. En vainc, nous tentons de mettre au point une méthode prophylactique pour éloigner les importuns, mais le long intestin des ruelles de Gorée a raison de nous. Il digère et absorbe inlassablement les fonds des touristes. Des gamins sur la plage s'approchent et nous proposent nettoyer nos tongs pour une pièce de cent francs. Nous leur expliquons qu'il n'est pas nécessaire nettoyer des chaussures sur une plage parce qu'elles se saliront immédiatement, mais le gamin nous regarde avec des yeux de chien battu. "Mais soyez sympa : tous les clients nous disent cela !" .
Je ne comprends rien ! C'est une économie sans queue ni tête. Elle échappe à toute logique. Ce que Marx appelait la "fonction d'utilité" est un concept inexistant. La raison est délibérement ignorée, et l'économie se passe de rationalité.
Les africains se foutent totalement des causes, des effets, des fins dernières et de la science. Ils vivotent tranquillement et cultivent l'anachronisme, le baroque, l'inutile. Dans ce monde, il n'y a aucun principe qui vaille et le bordel est invincible. Chaque jour apporte son lot de désorganisation et personne ne s'en inquiète. En fait, les hommes semblent avoir capitulés devant l'éternelle force de la jeunesse. Les adultes sont résignés au diktat du présent. La même histoire qui se répète chaque jour. Le matin, le soleil se lève, puis il s'élève dans le ciel et le soir il s'affaisse lascivement sur l'horizon. Personne ne se préoccupe de ce qui adviendra après le crépuscule. Au marché, les cigarettes, les doses de lessive se vendent à l'unité. A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, il se trouvera forcément quelqu'un pour vous préparer un café. Dans les embouteillages, personne ne s'énerve (à quoi cela servirait ?). Sur la quatre voie, des 4x4 BMW rutilants se mélangent aux bus rafistolés de tous côtés. Un supermarché est construit à côté d'une décharge. Dans un magasin, j'achète une boite de biscuit St-Michel dont la boite représente un fier paysan devant un clocher d'église de Saint Michel Chef Chef. C'est absolument surréaliste !
Autobus Système D |
Etal d'un marchand à Dakar |